L’été est au Japon particulièrement humide et la chaleur peut y être très rapidement insupportable. Le moindre mouvement est cause de transpiration intempestive, les visages dégoulinent rapidement de sueur et chacun transporte avec lui les accessoires indispensables pour faire face à cette température insupportable et garder une forme de dignité : serviettes pour s’éponger le visage, mouchoirs rafraîchissants, éventails. Les magasins, les boutiques, les trains sont tous équipés de climatisations qui ne semblent jamais s’arrêter. Il n’est pas rare d’entendre les gens coincés dans un ascenseur ou dans une queue s’exclamer : « atsuiiii! ». Ce qui signifie « quelle chaleur! » et ce faisant, à n’en pas douter, ils ne font qu’intensifier la sensation de chaleur tant ils la déplorent, s’en plaignent et sont pressés d’y échapper ou de trouver un coin de fraîcheur. Une célébrissime histoire peut nous éclairer sur cette question.

Un jour d’été caniculaire en pleine Chine des Tang, voici plus de mille ans, le maître zen Dongshan se promenait tranquillement dans un jardin. Il y admirait tout à loisir et dans une solitude presque totale, la chaleur chassant les visiteurs, la transparence des eaux et les insectes multicolores qui s’y ébattaient avec grâce, notamment les papillons et les libellules aux reflets bleus et verts. Un jeune moine surpris de le voir ainsi s’aventurer dans le plein soleil et sans manifester d’inconfort le pressa d’une question : « comment peut-on éviter la trop grande chaleur ou le froid trop intense lorsqu’ils se présentent à nous? » Dongshan lui répond avec un large sourire : « pourquoi ne te rends-tu pas dans ce lieu épargné par le chaud et le froid? »

« Existe-t-il un tel endroit, où le trouverai-je? » demande alors le moinillon empli d’espoirs et d’impatience imaginant qu’il va recevoir une instruction secrète sur un endroit paradisiaque. « C’est bien simple, rétorqua le maître, quand il fait chaud laisse la chaleur te tuer, quand il fait froid froid laisse le froid te tuer . Ne fais qu’un avec le chaud et le froid et tu en seras libéré ». Cette anecdote qui est aussi un un enseignement très profond consigné dans le Recueil de la Falaise Bleue n’invite en rien à se livrer à la mortification ni à jouir d’un masochisme affiché. Il n’est pas ici non plus question de parader fièrement bravant les éléments et apportant la démonstration éloquente et criarde de sa maîtrise. Tout d’abord le vieux Dongshan enseigne simplement l’acceptation de ce qui est : autrement dit quelles que soient les difficultés, obstacles ou problèmes rencontrés, aussi insurmontables ou désagréables qu’ils soient, il suffit de les reconnaître comme partie de notre réalité. Mieux ils sont aussi des aspects de nous-mêmes bien que nous nous en défendions.

Notre tendance est toujours de nous distancer de ce qui nous affecte, de séparer une entité précieuse, notre moi, de ces gênes qui le parasitent et l’importunent. La deuxième dimension de son invitation est d’encourager l’absence de résistance car la souffrance, ici la difficile et pénible sensation de chaud ou de froid, est le résultat d’un esprit qui n’accepte pas cette réalité, se cabre et résiste de toute sa fibre. Enfin, plus subtilement et abruptement, Dongshan enseigne ici la non-dualité, il suffit de disparaître dans la sensation pour qu’elle cesse d’être une gêne, il suffit de ne plus être que cette chaleur ou ce froid. Ce qui est occis, anéanti sur le champ est l’attachement à défendre un territoire illusoire qui est cette personne qui m’est si chère de protéger.

Cet échange très ancien est riche d’un enseignement rare car il va à rebours de nos réflexes et habitudes, les problèmes sont en effet toujours perçus comme des parasites et hôtes indésirables alors que nous pourrions nous en servir comme moyen et terrain de pratique. Une certaine conception idéalisée de la voie du Bouddha nourrit la chimère d’un univers débarrassé d’aspérités et de troubles, d’un espace entièrement pacifié et serein. Or, les difficultés ne disparaissent pas pour autant mais ce qui se modifie est notre relation, notre danse avec elles. Nous avons besoin de ce chaud et de ce froid pour nous y engouffrer et y disparaître. Les illusions sont finalement la matière même de notre vie éveillée. Les vues fausses et attachements se libèrent et se transmutent en éveil dans cette alchimie véritable pourvu qu’on lâche prise.