Paradis et Enfer
Un samouraï d’un rang assez élevé et à la dignité hautaine chevauchait dans la campagne japonaise au fin fond d’une interminable vallée. Chose assez rare, son ventre gargouillait et criait famine car il n’avait depuis trois bons jours ingurgité le moindre grain de riz ou la plus infime gorgée de soupe de miso.
Se sachant seul et donc libre de ses mouvements, poussé par cette faim impérieuse il décida de mettre pied à terre et pêcher sa pitance. Il trouva dans un bosquet de bambou une canne effilée, il y attacha une corde et un hameçon et lança l’appât dans les eaux vives et tumultueuses d’un ruisseau. Les eaux fort poissonneuses ne tardèrent pas à lui offrir une belle prise argentée et dansante dans la lumière du matin.
Son coeur et sa bouche se régalaient déjà d’un tel festin et il se mit à la recherche d’une poignée de brindilles sèches et de quelques branchages pour faire un feu. Revenu au bord de la rivière, il surprit un chat tout blanc, d’une blancheur de neige, qui s’était invité à la table et déjà se pourléchait les babines de ce poisson bien frais. Le sang du samouraï ne fit qu’un tour, la colère lui prit la tête et sans même qu’il put réfléchir et méditer son geste, il dégaina son Katana et trancha net le torse de l’animal audacieux dont les viscères et les parties démembrées bondirent dans l’espace. Relevant son sabre il le secoua pour débarrasser la lame du sang de l’animal et rengaina sereinement. Sans plus d’autres pensées, il se mit à cuire et griller le poisson. S’apprêtant à mordre à pleines dents dans les chairs croustillantes, il entendit un « miaou » tonitruant. Y aurait il un autre chat alentour? Non, nul animal, seulement lui, le ruisseau et le poisson. Bouchée après bouchée, ce fut miaou après miaou. Une fois à cheval , miaou encore, le bruit du vent, les chants d’oiseaux, les aboiements des chiens dans les hameaux traversés, miaou et miaou encore. Le soir l’auberge, le visage de la vieille femme , les compagnons de tatami, la lune par la fenêtre : miaou. Des jours, des semaines et des mois passèrent et l’univers résonnait de miaous. Il ne pouvait échapper à cette voix qui comme un spectre lui venait rappeler à chaque instant l’impardonnable faute d’avoir ôté la vie à un pauvre animal. De guerre lasse et n’ayant plus d’autre recours, il se rendit auprès d’un prêtre zen qui vivait dans les montagnes de l’ouest. Ce dernier écouta son histoire et finit par lui dire: « vous avez pris la vie sans raison et avec une grande cruauté, vous êtes tombé bien bas et ce chat vous hante désormais, et pour vous racheter et vous libérer, vous n’avez plus qu’une seule solution: commettre le suicide rituel du seppuku.
À ces mots et très solennellement le samouraï se mit à genoux et défit son kimono, il prit son sabre court et en appliqua la pointe sur le bas-ventre, prêt à l’enfoncer et s’éventrer. Derrière le prêtre tenait le sabre prêt à décapiter le samouraï . À ce moment précis , le samouraï entendit la voix du prêtre : » maintenant , dites-moi, où sont passés les miaous? » Le samouraï avait beau prêter l’oreille, il n’y avait plus rien, plus aucun miaou.
Le prêtre baissa alors le sabre et lui dit: » vous pouvez désormais aller en paix, vous êtes libre « .
Un samouraï très fier était obsédé par l’idée de l’enfer et du paradis. Bercé par les histoires de vieilles femmes et terrorisé par les rouleaux et peintures religieuses, il redoutait de tout son être les tortures de l’enfer, la vision de ces démons découpant et brûlant des corps aux gueules tourmentées, béantes et hurlantes, s’acharnant sur des êtres en les démembrant sans fin, sans que la mort puisse interrompre le supplice, cette idée d’une damnation éternelle, d’une souffrance sans répit, lui glaçait le sang et troublait son sommeil de cauchemars et d’insomnies incurables. Comment échapper à cet enfer que sans doute pour avoir tant ôté la vie tant de fois il méritait amplement, comment trouver le chemin du paradis après une existence qu’il avait mis au service des puissants en donnant la mort à foison ? Sa mémoire était pleine de ces visages et de ces ombres, guerriers, hommes, femmes et enfants dont il avait fauché l’existence du tranchant habile et dansant de son sabre. La nuit, un fleuve de sang et de pus s’écoulait par ses rêves et il se réveillait trempé de sueur et pris de tremblements. Il se gardait bien de le faire savoir autour de lui et affichait en toutes circonstances cet aplomb et cette arrogance de ceux qui règnent sans partage. En secret, tout au fond de son coeur, c’était tout autre chose.
Après beaucoup d’hésitations, car comment pouvait-il s’abaisser à demander conseil et direction à un prêtre de l’école zen, il se décida enfin à rendre visite à un maître très réputé dont on vantait la sagesse incomparable. Après des jours d’une longue chevauchée, il parvint enfin à un temple de montagne, et sur le pont jeté sur l’abîme, il fit la rencontre d’une silhouette modeste. « Peux-tu me dire où se trouve le maître de ce temple, je te prie ». La silhouette dont les traits allaient s’éclaircissant répondit: « j’ai bien peur qu’il ne y ait pas de maître ici, mais si vous cherchez le moine qui veille sur cette pagode, c’est moi ». » alors, tu peux certainement me répondre , si tu es aussi sage qu’on le prétend, que sont l’enfer et le paradis? Où se trouvent-ils? Comment puis-je échapper à cet enfer que le Bouddha me promet? Mais vu ta dégaine et ta tête, vieux fou, je doute que tu aies une réponse à me donner ». Le visage du vieil homme jusqu’alors impassible se fendit d’un large rire: » comment oses-tu misérable samouraï, pauvre abruti, enivré de toi-même et de tes exploits, vermine des vermines, venir mendier ici une réponse? Ton engeance est maudite et ton œuvre immonde, tu mérites la mort et plus que la mort! » À ces mots , le samouraï qui avait entre temps mis pied à terre et se tenait face au moine, se sentit pris d’une rage incontrôlable et il dégaina son sabre en l’élevant bien haut prêt à trancher en deux ce prêtre insolent. « Voici l’enfer » entendit-il. Le prêtre lui souriait calmement, les yeux emplis de malice. Le samouraï secoué et surpris par une telle affirmation, regarda son sabre, contempla sa main prête à frapper, et, lentement il baissa le sabre sur côté. « Et voici le paradis »dit enfin le prêtre avec une sérénité bienveillante.
Le samouraï se prosterna et demanda à recevoir les enseignements du Bouddha. Le maître lui montra le zazen, l’assise silencieuse et dépouillée. L’histoire dit que le guerrier devint moine mendiant et finit ses jours vêtu d’un simple Kesa de chanvre et armé d’un simple bol à aumônes.
Image d’illustration : Hōzōbō Shinkai (Japanese, 1626–1688), Metmuseum